stressed out (the bro)

Elle s’installe à une table du café, l’angoisse lui rongeant déjà l’estomac. Si elle est là, c’est uniquement parce que Liv a insisté, qu’elle l’a presque obligée à avoir cette conversation avec lui, sous menace de s’en mêler encore plus que ce qu’elle ne l’a déjà fait. Et ça, pour Artemis, c’est hors de question. Elle tient à préserver sa meilleure amie de sa connerie personnelle, d’autant plus maintenant qu’elle sait qu’elle s’est tapée Lip. Rien que d’y repenser, elle a envie de vomir. Non seulement, ça a brisé quelque chose entre elle, mais en plus, ça ne lui fait pas marquer des points avec celui qu’elle attend. Leur échange de sms encore en tête, elle ne sait pas trop à quoi s’attendre, avec lui, pas certaine qu’il soit dans les meilleurs dispositions pour discuter de façon mature et civilisée, comme Liv l’aurait souhaité. Elle a essayé de faire un effort, mais c’était plus fort qu’elle. Toujours à mordre plutôt que de laisser entrevoir une faiblesse qu’elle déteste, quitte à se saboter toute seule. Et elle a bien peur que son instinct de survie légèrement déréglé prenne le dessus. Mais non. Elle l’a promis, elle fera tous les efforts du monde pour se contenir et faire en sorte que les choses se passent bien. Pas pour elle. Pas pour lui. Pour Liv. Pour lui éviter de se retrouver à nouveau entre eux, à devoir garder des secrets trop lourds pour elle, à devoir jouer les médiatrices entre ses deux meilleurs amis. Ils sont assez grand pour réussir à trouver un terrain d’entente, non ? Tout va bien se passer. Elle commande un café, mange un biscuit en passant ses nerfs sur l’emballage qu’elle réduit en morceaux alors que son pied martèle le sol à un rythme effréné. Elle refuse de l’admettre, mais elle espère sincèrement qu’ils arriveront à s’entendre. Et pas seulement pour Liv. Elle ne l’avouera jamais, mais elle envie la relation qu’il a avec elle, cette complicité fraternelle dont elle a toujours rêvé. L’idée que pendant toutes ces années, elle avait un grand frère, quelque part, sans le savoir, ça fait mal, ça réveille les douleurs de l’enfance, les souvenirs de solitude qui refont surface, la submerge alors que l’angoisse lui sert la gorge, lui écrase la poitrine. La contradiction à l’état pur alors qu’une part d’elle aimerait se réconcilier avec lui, lui laisser entrevoir la fameuse Artemis qu’elle réserve à Liv, mais que l’autre moitié lui en veut pour autant de raison qu’il ne peut pas comprendre, dont il ne peut même pas avoir conscience. Elle encore à débattre avec elle-même quand il passe la porte du café, et elle est soudain prise d’une envie de fuir, de disparaître avant qu’il ne puisse la voir, tout à coup convaincu que c’est la pire idée du siècle. Mais c’est raté, il l’a vu et s’approche déjà, s’installe en face d’elle. « Salut. » Elle lui lance un regard avant de se concentrer à nouveau sur ce qui reste d’emballage devant elle, envahit par la peur qui la paralyse. Elle se racle la gorge, cherche ses mots, ne sait pas par où commencer. « Au fait, merci. Pour l’autre fois. De m’avoir raccompagnée. » Elle agite le drapeau blanc, essaie de rester sur un terrain neutre, le temps d’appréhender dans quelles dispositions se trouve l’autre, de pouvoir déterminer l’angle à adopter.

Elle est à fleur de peau, entre l’angoisse de l’avoir en face d’elle, la rage qu’elle peut ressentir pour son père de lui avoir caché l’existence d’un frère pendant toutes années, et elle qui met pourtant un point d’honneur à tout maitriser, tout calculer à l’avance pour ne pas se retrouver au pied du mur, devant lui elle est complètement perdue, ne sait pas par où commencer, les mots qui tournent dans sa tête sans faire aucun sens, alors qu’il lui demande ce qu’il fait là. Et elle est torturer entre ce qu’elle ressent réellement, qu’elle refuse d’admettre, et ce qu’elle veut bien laisser paraître, ce qui est acceptable de montrer sans qu’il ne la prenne pour une folle. Après tout, il ne la connait pas, ne sait pas ce qu’elle a vécu, ce qui l’a amené ici, aujourd’hui, dans ce café, à cette discussion qu’elle redoute plus que tout, comme si elle y jouait sa vie. « D’abord, parce que Liv a plus qu’insisté. Et que je veux pas qu’elle se retrouve encore dans une position de merde entre nous. » L’excuse facile, la raison première sans laquelle cette entrevue n’aurait probablement même pas eu lieu, ça coule de source, lui donnerait presque un semblant d’aplomb avant que ses yeux ne chute à nouveau sur ses mains qu’elle triture sans relâche. « Et puis… je sais pas, y a des choses que j’ai besoin de comprendre. » Tout pour remettre un semblant d’ordre dans son existence après qu’il soit venu tout faire exploser en trois mots. Elle entend l’excuse, se retient de mordre parce que oui, c’était putain de merdique comme situation et qu’elle aurait clairement aimé l’apprendre autrement, ou ne serait-ce que pouvoir réagir avant qu’il ne fuie comme un lâche, sans lui laisser l’opportunité de dire quoi que ce soit. Si Jules n’avait pas été là pour récupérer les pots cassés, elle ne sait pas ce qu’elle aurait fait. Rien que d’y penser, elle peut sentir la colère monter en elle. Mais le ballon prêt à éclater se dégonfle instantanément à sa dernière remarque. Pas obligé de changer quoi que ce soit. Et ça fait mal, de voir qu’il n’en a rien à faire. Que contrairement à ce que sa meilleure amie a essayé de défendre, ça ne change strictement rien à sa vie d’apprendre qu’il a une sœur. Qu’elle pourrait ne pas exister, ce serait pareil pour lui. Non pas qu’elle avait énormément d’espoir quant à l’issue de leur conversation, mais Liv et son optimisme légendaire avait réussi à se frayer un chemin dans sa tête, elle était prête à se dire que peut-être, elle se trompait, et que quelque chose serait possible. Apparemment, pas. La gorge qui se serre alors qu’elle pince les lèvres, comme barrage pour contenir les émotions qui la submerge. Elle a promis qu’elle se tiendrait. « Je me sens pas obligée. Je compte pas rester dans cette situation à chaque fois que je te croise. Et j’ai besoin de savoir. » Revenir au pratique, au concret, au terre à terre pour reprendre un semblant de contrôle sur cette situation qui lui glisse entre les doigts. « Tu le sais depuis quand ? » Elle hésite, la question qui lui brûle les lèvres alors qu’elle revoit la scène, un frisson de dégoût qui lui remonte l’échine rien que d’y penser. « Dans les vestiaires… tu savais ? Que j’étais ta sœur ? » Elle est quasi sûre de la réponse, seule explication possible à ce qui s’était passé. « Pourquoi tu me l’as pas dit à ce moment au lieu de me laisser… T’aurais fais quoi si L… si il avait pas débarqué ? » Elle évite de justesse le nom qui provoquerait des étincelles, parce que là n’est pas le sujet. Hors de question de laisser le Castel venir foutre la merde à distance.

La carte Olivia fait son petit effet, et elle sentirait presque une minuscule vague de soulagement venir lui lécher les pieds. Avec un peu de chance, Liv avait peut-être raison, dans ses grandes ambitions de les voir s’entendre, toute déterminée qu’elle était de voir Artemis avoir une réelle relation avec son frère. Tant qu’elle ne finit pas par lui exploser dessus, ils devraient être capable d’agir comme deux personnes civilisées et réussir à assainir les bases plus que pourries de leur relation, non ? Elle a presque envie d’y croire. Ca la rassurerait presque de voir qu’il est à peu près autant à l’aise qu’elle dans cette conversation, qu’il est incapable de fixer son regard sur elle, alors que ses yeux se passionnent pour tout ce qui peut passer autour d’eux tant qu’il n’a pas à la regarder en face. Tant mieux. Elle peut dépenser moins d’énergie à préserver la façade soigneusement lisse et vide de toute émotion, se soucie moins de laisser filtrer la lumière à travers les fissures de la carapace si bien élaborée en temps normal. « Sans blague. » Elle ronge son frein en se rabattant sur son café alors qu’elle l’écoute, qu’elle essaie de pas s’énerver sur son père, qui de toute évidence ne comptait pas apprendre à sa fille l’existence de son fils. Et sa mère a lui n’a pas l’air mieux dans le genre, lui faisant promettre de garder le secret, de ne rien lui dire, à elle, l’intéressée dans cette histoire. Le dindon de la farce, dernière au courant, dans les pires conditions possibles et imaginables. Elle se retient de lui envoyer une pique à la gueule alors qu’il essaie de se défendre comme il peut. Il a pas su quoi, la repousser, lui dire non, j’ai pas envie, plutôt que de rentrer dans son jeu et de la plaquer au mur ? Il y avait tellement de façon de la repousser sans parler, à se demander ce qu’il peut avoir dans le crâne. Un simple non, j’ai pas envie aurait été largement suffisant. Elle pouvait être entreprenante, certes, mauvaise quand elle essuyait un refus, parfois, mais elle savait comprendre le message, qu’il lui plaise ou non. Elle se contente d’un mouvement de sourcil pour essuyer la question, préfère se taire plutôt que d’envenimer une situation déjà assez merdique comme ça. Si elle l’ouvre maintenant, elle ne fera que mordre, et elle a promis qu’elle garderait ses crocs pour elle. Quelle idée. « Hm. » Elle lui emprunte sa réponse monosyllabique, qui a le mérite de pouvoir être prononcée tout en gardant la bouche close, alors qu’elle croise les bras devant elle, le regard toujours fuyant alors que lui semble retrouver un peu plus d’aplomb alors qu’il prend appuie sur la table, les yeux enfin sur elle. « Certes. » Elle veut bien lui concéder ça, peu importe la façon dont il s’y serait pris, ivre ou sobre, elle aurait explosé dans tous les cas. Ca aurait probablement été pire pour lui si l’alcool n’avait pas engourdie ses réactions et qu’elle aurait été plus vive d’esprit. Elle ne l’aurait jamais laissé fuir aussi facilement, et il ne se serait certainement pas servi uniquement de ses mots pour le blesser. Elle savait être une vraie harpie quand elle voulait. Elle tenait ça des Cifuentes, à tous les coups. Les femmes dans cette famille et leur caractère hautement inflammable. Elle lâche un rire sarcastique à sa dernière remarque, un arrière-goût amer au fond de la gorge alors qu’elle repense à sa mère, à cette question qu’elle s’est toujours posée, à savoir comment son père pouvait faire pour la supporter. Il faut croire qu’elle avait enfin la réponse. Devant ses yeux. « Hard, peut-être. Etonnant, pas vraiment. » Elle prend une gorgée de café alors qu’elle hésite à aller plus loin, à en dire plus sur sa mère, sujet hautement sensible qu’elle évite d’aborder avec qui que ce soit. Même avec Liv, elle esquivait autant que possible le problème, depuis sa mort. Elle l’avait enterrée, et préférait ne pas la déranger là où elle était, de peur de la voir sortir de sa tombe. Mais après tout, c’était ce que Liv avait suggéré, non ? Qu’elle s’ouvre un peu plus, qu’elle lui laisse apercevoir la Artemis pas si méchante qu’elle en a l’air, celle qu’elle réservait pour sa meilleure amie uniquement, Jules quelques fois, avant qu’il ne joue au con. Elle se racle la gorge, relève les yeux vers lui tout en essayant de garder ses émotions sous scellé. « Je veux dire, pas que c’est un connard qui couche partout, enfin pas à ma connaissance mais… plutôt que connaissant ma mère, ça m’étonne pas tant que ça qu’il soit allé voir ailleurs. On peut pas dire que c’était la personne la personne la plus douce et la plus aimante qui soit… » Son regard se perd dans le vide alors que les images défilent de ce passé qu’elle aimerait laisser derrière elle une fois pour toute.