all hail the king(sley)

— teen attitude, teen problems.

Même pas né que déjà, le poids des responsabilités qui n'étaient pas siennes reposaient sur ses épaules en construction. Kingsley est un bébé pansement. Bébé réparateur, censé consolider ce qui s'est brisé à la perte d'un grand frère de cinq ans qu'il n'a pas connu. Dans le meilleur des mondes, King sera une version miniature de Jonah. Les yeux clairs, un sourire d'ange, une tendresse innée et un amour inconditionnel pour les livres à images. La seule différence sera que King ne sera pas malade, King aura un meilleur système immunitaire et un durée de vie qui dépassera celle de celui qui l'a précédé. Sauf que les yeux clairs du bébé numéro deux ont fini par devenir bruns, et Kingsley n'a jamais montré le moindre intérêt envers les livres imagés. Dans la maison, Jonah a toujours été omniprésent sans être là. Les photos de lui sur la cheminée, son manteau toujours accroché dans le hall d'entrée, sa chambre restée intacte. Le garçon est partout, à chaque endroit où on pose le regard. Et il ne grandit pas, il reste cette petite chose de cinq ans pendant que tout autour, le temps persiste à s'écouler trop lentement.

Kingsley sait à peine marcher que déjà, il joue à la balle avec papa. Papa mordu de football, qui ne manque pas un match à la télé et qui force son gamin à porter la vareuse de son équipe préférée même pour aller à l'école. Le sport, ça aurait dû être la destinée de Jonah si il n'était pas tombé malade, si ses poumons ne se réduisaient pas en cendres à chaque cent mètres courus. Alors ça devient l'avenir de King, un futur qu'il porte à bout de bras et qui lui semble si lourd déjà. À coté de ça, Kingsley gribouille beaucoup. Il s'imagine des histoires, les joue sous forme de pièce de théâtre devant maman qui rit aux éclats. Il a déjà le profil de celui qui amuse avec ses bêtises innocentes, ses phrases mal tournées et ses accents inventés. Il est loin, très loin d'avoir la personnalité de Jonah. King est le pansement sur la plaie qui ne se soignera jamais, le moment de réconfort après la chute douloureuse. Il grandit sans frère ni soeur, avec seulement quelques cousins avec qui il joue à autre chose que du football dans le jardin. Il aime le badminton lui, ou le basket. Mais papa, il persiste à lui mettre dans le crâne qu'il deviendra un joueur talentueux, un nom dont on se souviendra. King finit par y croire, il s'en persuade au point de s'inscrire par lui-même dans le club de son lycée seulement deux jours après la rentrée.


Les années passent et se ressemblent beaucoup trop à son goût. De plus en plus, il devient bon en sport et enchaîne les victoires, les prix. De plus en plus, il voit ses points chuter jusqu'à rater une année, puis une deuxième. Mais ce n'est rien, ce n'est pas grave tant qu'il finit avec une bourse pour le football d'ici la fin de ses études. Quinze ans, seize ans, Kingsley se lasse. Il n'en peut plus d'être dehors par tous les temps, de se faire crier dessus pour la moindre erreur juste parce que son père, il n'a pas été capable de réaliser ses propres rêves à cause de ce genou qu'il s'est explosé dans un accident de voiture. Dix-sept ans est l'année de la provocation, de la tentative pour couper les ponts avec cet avenir dont il n'est pas maître. Il commence à sortir un peu plus, se mêle aux soirées des autres et prend un peu trop de plaisir à sentir ce flux de pensées quitter sa tête le temps d'une nuit. Il les enchaîne, arrive le lendemain à l'entraînement avec une gueule de bois et recrache tout l'alcool de la veille dans les gradins, à l'abri des regards. Dix-septième année de vie, celle que Jonah n'aura jamais connue, lui dont le fantôme de cinq ans persiste à errer en haut de la cheminée. Et le père de King, il ne se fait pas prier pour le lui rappeler. Il n'oubliera pas ce soir, dix-huit heures, alors que Kingsley traverse le salon pour aller à l'étage. La voix de son père qui l'appelle, d'abord posée, avant que les reproches ne fusent et que la culpabilité fasse sa plus belle entrée. Un paternel déçu, éternellement en deuil avec ses joues rougies par le whisky et les yeux bordés de larmes. Ne m'abandonne pas toi aussi, qu'il dit. Comme si abandonner le foot, c'était comparable à perdre la vie.

Puis vient Nora. Nora qui débarque dans sa vie en y défonçant la porte, qui s'y installe et qui ne tarde pas à prendre de la place. Assise sur les gradins, toujours la même place à chaque match, ses cheveux infiniment longs qu'elle glisse derrière son oreille. Installée sur le banc devant celui de King en cours d'anglais, occupée à griffonner dans le coin de sa feuille pendant qu'elle bascule ses deux pieds d'avant en arrière sous sa chaise. Occupée à danser dans le salon de Zacharias, du rouge sur les lèvres et un gobelet en plastique dans la main. Tout d'un coup, Nora est partout. Elle ne l'obsède pas tout de suite, pas avant qu'ils n'aient leur première conversation plus ou moins sérieuse où elle lui apprend être une mordue de films fantastiques. Ça s'est fait à l'envers, avec Nora. Elle ne veut rien de sérieux, vient de mettre fin à une relation de deux ans qui l'a plutôt pas mal chamboulée. Mais King, il sait qu'il lui plaît. Il le voit à la façon qu'elle a d'enrouler une mèche de ses cheveux autour de son index quand ils se parlent, ou de se mordre la lèvre quand il lui sourit. Il s'attache d'abord à son corps. Des baisers sur la joue, dans la nuque, puis ailleurs. Des gestes un peu hésitants parce qu'à dix-huit ans, il n'a pas encore l'expérience que pour oser être franc. Rien de sérieux et pourtant, Nora est toujours là. À la sortie des cours, le vendredi soir chez Zacharias, le dimanche dans les gradins du stade. Elle s'impose, dépose son odeur sur la vie toute entière du King. Elle devient sienne, celle qu'il préfère, celle qu'il appelle sous prétexte qu'il n'a pas compris un théorème de maths juste pour pouvoir entendre sa voix. Elle est solaire Nora, explosive, une grande claque dans la gueule pour te rappeler que t'es bien vivant. Et avec elle, ça dure un an. Une année entière à se tourner autour, à s'embrasser jusqu'à ne plus pouvoir respirer, à refaire le monde sur le toit du lycée en regardant les autres de haut, une cigarette au bout des lèvres. Mais après avoir touché les nuages, King est bien vite tombé de son putain de trône.


Nora l'aidait beaucoup. Elle rendait supportable les heures interminables sur le terrain en s’immisçant dans sa tête, en faisant naître des pensées rarement très pures qui suffisaient à lui donner le courage nécessaire. Sauf que Nora, elle n'a jamais été qu'un joli sourire sous une tonne de longs cheveux clairs. Elle avait son caractère, ses phases comme les appelle Kingsley. Des pétages de plombs à partir de rien, des crises de larmes qu'il se sentait incapable d'apaiser. Un amour qui s'efface avec le temps, des peines d'adolescents qui sont de plus en plus difficiles à supporter. Surtout pour elle. Nora est celle qui décide d'arrêter, celle qui brise le coeur de King. Et c'est dur. Non, c'est insupportable. C'est des semaines d'entraînement passées à la trappe, plusieurs interros rendues vierges et le double de cigarettes consommées sur la semaine. Plus de verres qui le rendent provisoirement plus impulsif, intolérant à la frustration. Une impression de vide, une vie qu'il supportait à peine grâce à elle et qui lui semble à présent dénué d'intérêt. Durant sa vingtième année, Kingsley sort plus qu'il ne le devrait. Il se perd dans cette adolescence qu'il n'arrive pas à quitter, continue de faire marche arrière au lieu d'avancer. Il ne pense plus à elle, ou du moins c'est ce qu'il dit pour se donner bonne conscience. De ne plus se forcer pour la rendre fière, ça lui a fait réaliser à quel point son avenir en tant que sportif était loin d'être son rêve à lui, même si il a toujours été plus ou moins au clair avec cette information. Mais le voilà paumé, le King. Incapable de savoir qui il est, ce qu'il veut. Un point d'interrogation de plus sur la surface de la Terre.